Besoin d’une boussole en ces temps troublés

Cet extrait de « L’été » d’Albert Camus m’émeut toujours et je n’arrive pas au bout que les larmes me montent aux yeux. Moi, homme, un peu gros, grand, fort, il faut que je me cache pour le lire. Tout y est juste, sans lard, sans profusion. Cet extrait, le voici :

« Notre tâche d’homme est de trouver les quelques formules qui apaiseront l’angoisse infinie des âmes libres. Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du siècle. Naturellement, c’est une tâche surhumaine. Mais on appelle surhumaines les tâches que les hommes mettent longtemps à accomplir, voilà tout.

Sachons donc ce que nous voulons, restons fermes sur l’esprit, même si la force prend pour nous séduire le visage d’une idée ou du confort. La première chose est de ne pas désespérer.

Quand j’habitais Alger, je patientais toujours dans l’hiver parce que je savais qu’en une nuit, une seule nuit froide et pure de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. Je m’émerveillais de voir ensuite cette neige fragile résister à toutes les pluies et au vent de la mer. Chaque année, pourtant, elle persistait, juste ce qu’il fallait pour préparer le fruit.

Ce n’est pas là un symbole. Nous ne gagnerons pas notre bonheur avec des symboles. Il y faut plus de sérieux. Je veux dire seulement que parfois, quand le poids de la vie devient trop lourd dans cette Europe encore toute pleine de son malheur, je me retourne vers ces pays éclatants où tant de forces sont encore intactes. Je les connais trop pour ne pas savoir qu’ils sont la terre d’élection où la contemplation et le courage peuvent s’équilibrer. La méditation de leur exemple m’enseigne alors que si l’on veut sauver l’esprit, il faut ignorer ses vertus gémissantes et exalter sa force et ses prestiges. Ce monde est empoisonné de malheurs et semble s’y complaire. Il est tout entier livré à ce mal que Nietzsche appelait l’esprit de lourdeur. N’y prêtons pas la main. Il est vain de pleurer sur l’esprit, il suffit de travailler pour lui.

Mais où sont les vertus conquérantes de l’esprit ?

Nietzsche les a énumérées comme les ennemis mortels de l’esprit de lourdeur. Pour lui, ce sont la force de caractère, le goût, le « monde », le bonheur classique, la dure fierté, la froide frugalité du sage. Ces vertus, plus que jamais, sont nécessaires et chacun peut choisir celle qui lui convient.

Devant l’énormité de la partie engagée, qu’on n’oublie pas en tout cas la force de caractère. Je ne parle pas de celle qui s’accompagne sur les estrades électorales de froncements de sourcils et de menaces. Mais de celle qui résiste à tous les vents de la mer par la vertu de la blancheur et de la sève.

C’est elle qui, dans l’hiver du monde, préparera le fruit. »

Ce texte, un pilier de l’humanisme, nous sommes nombreux à le connaître dans la compagnie des professeurs. Au lieu d’un l’Enseignement Moral et Civique, je le poserai comme une base d’apprentissage pour tous les enfants des collèges et lycées. Peut-être l’apprendre par cœur parce que c’est une obsession en France le par cœur. Plutôt que par cœur, il faudrait l’apprendre avec le cœur. Plutôt que le réciter, il faudrait le respirer.

Le lien avec la période actuelle me semble si évident qu’il n’engendre pas un long discours.
Les plus beaux textes se passent souvent de commentaire. Ils ne suscitent pas la volonté effrénée de dialogue, de riposte, de réplique, de tchat, de je ne sais trop quoi. De glose pour les plus instruit. La parole se pose sur vous et vous habite des heures durant, des années durant.

De la sorte celui-ci est un cas d’école. Il est si parfait que je n’y trouve rien à dire. Il se suffit à lui-même.

Christophe Mendygral

 

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